Dès que possible, il convient de se déconnecter de la grille de lecture occidentale et des fantasmes parfois farfelus d’un pays qui cultive paradoxes et ambivalences, visions séculaires et démesures contemporaines. Il faut ensuite se donner du temps, ne pas gagner trop vite en confiance de peur de trébucher, observer les mouvements du corps et la gestuelle précise des habitants. Ici, les prévenances accordées à autrui n’ont rien d’anodins. Elles déterminent les rapports humains, ne pas y être sensible est perçu comme une bravade. Fondamentales, elles s’accompagnent de non-dits, d’une grammaire dépourvue de formulations de refus, excepté pour répondre à un compliment. Une construction langagière qui dit beaucoup sur la complexité de l’archipel.
Depuis Tokyo, le Shinkansen file droit, telle une bille de flipper catapultée sur un parcours immuable. Yokohama, Shizuoka, Nagoya. Dans l’ambiance feutrée du wagon, tout en grignotant un ekibenacheté sur le quai avant de monter dans la rame, on contemple de la fenêtre l’évolution du paysage. Respirer cette région des deux côtés de la vitre. A la manière d’un rideau de théâtre qui s’ouvre aux prémices d’une pièce, l’exploration terrestre dévoile un pays contrasté. Partout, les dimensions grandioses, intimes, un brin magiques. Verdoyances, habitations brodant la côte, pléthores d’idéogrammes colorés, existences parallèles, champs de thé et rizières fraîchement fauchées sont traversées à une vitesse moyenne de 270 km à l’heure. Dans la tranquillité de l’habitacle, certains somnolent, ralentissent le tour, abaissent la tension cumulée d’une octave pour mieux venir rompre avec l’affolement des horloges et trouver la bonne fréquence, la bonne cadence avant d’arriver à destination.
Fondée en 794, Kyoto devint le siège de la Cour impériale, foyer spirituel et artistique du pays, jusqu’à la révolution de Meiji en 1868. Épargnée de justesse par les bombardements pendant la Seconde Guerre mondiale, la ville construite sur un plan en damier abrite aujourd’hui encore, aux côtés de quartiers plus contemporains, une architecture traditionnelle. Aux maisons en bois surannées machiya, témoins d’une aristocratie du passé, se mêlent au patrimoine classé de l’Unesco jardins de pierre, sanctuaires shintô et plus d’un millier de temples bouddhistes. Leurs façades, entretenues avec soin, n’arborent aucune morsure du temps, comme si le passé ne pouvait s’y agripper. Dans l’ancienne capitale impériale, la nature s’intègre à la ville, elle s’immisce et fleurit partout. Il suffit d’un coup d’œil sur les monts boisés de pins et de bambous qui enlacent le centre tandis que la rivière Kamo la traverse en son milieu pour s’en apercevoir. L’architecte Tadao Andō évoque les rôles primordiaux de la suggestion et de la sublimation de la nature dans les lieux de vie afin d’être en symbiose avec son environnement : « La lumière et le vent n’ont d’importance que s’ils sont introduits dans une maison sous forme d’extraits du monde extérieur ». Un constant va-et-vient avec la nature donc, celle qui régit l’archipel, place l’humain à sa merci et lui impose une certaine humilité.
Le respect des coutumes et traditions ne s’accompagne pas tant d’une vision nostalgique du passé mais davantage d’une volonté de faire perdurer un savoir-faire abouti, dénué d’approximation. Cet attrait pour la discipline dépouillée, frôlant l’obsession, est omniprésente : dans l’architecture d’un immeuble, la façon de traverser un immense carrefour à l’heure de pointe, le choix des mots, l’inclinaison du buste lors de salutations, le pliage minutieux d’un paquet cadeau, l’aménagement d’une boutique en passant par la présentation d’un plat.
Au marché de Nishiki, les denrées de haute voltige, impeccablement exposées et mises en lumière sous les longs néons vissés au plafond, témoignent de la riche palette de goûts de la gastronomie locale au gré des traditions régionales, familiales et de sa symbiose avec le terroir. Avec le shojin ryori, une cuisine végétalienne issue des monastères, le kaiseki ryori, un repas composé de plusieurs services trouvant son origine dans les mets servis lors de la cérémonie du thé, ou ses plats de tous les jours, s’attabler au Japon est synonyme d’ébranlements olfactifs et de surprises visuelles. En déambulant dans les allées, ce qui frappe aussi, c’est la multiplicité des savoir-faire artisanaux, de la vannerie à la céramique, de la coutellerie à l’art floral. Selon les plats, on passera du chaud d’un potage clair et feuilles de mitsuba au fondant d’un poisson mariné façon saikyo ou simplement grillé au sel, puis au parfum délicatement iodé d’un foie de lotte. Le périple vous mènera aussi de l’acidité des légumes en saumure à une salade d’algues relevée par un trait d’huile de sésame torréfié puis à l’amertume d’un thé vert et aux saveurs sucrées d’une pâtisseriefourrée d’une pâte d’haricots rouges.
Chaque jour, on est désarmé. Par le récital des cigales apportant de l’intensité à la vie dans la bambouseraie de Sagano, la stridence d’un pépiement allègre d’une bouscarle chanteuse à la lisière du chemin de la Philosophie menant au pavillon d’argent, le rouge vif des baies de sorbiers, le battement d’un éventail, les heures de lecture pendant que les gouttes d’une averse, déluge d’ombres et de grâce, ricochent contre le toit du ryokan. Par les notes herbacées dès la première lampée d’un thé brûlant, celles plus boisées du tatami sur lequel a été étendu le futon pour la nuit. Par le croquant aérien d’un tempura, la sensation de fraîcheur sous la plante du pied au contact de la pierre lisse à l’entrée du Ryōanji et son jardin de gravier blanc ratissé chaque matin dans une stable temporalité. Mais aussi par les tonalités de shamisen que l’on perçoit de la porte coulissante d’un lieu intimiste dans les recoins du quartier de Pontocho, les lumières toussotantes des lanternes ou par le délassement éprouvé en immergeant son corps fourbu dans une source thermale à la texture laiteuse.
Après plusieurs semaines, on se sent prêt à résoudre l’énigme, craquer le code de la chorégraphie. Griserie et prétention du voyageur. Du Japon, ce que l’on retient, c’est peut-être justement cette insaisissabilité, une kyrielle de sensations éphémères et éthérées qu’il faudra caser habilement dans la valise, entre une fiole d’alcool de riz et une coupelle en céramique façonnée par un artisan local, précieux butins, toutes deux emballées dans quelques feuillets d’un quotidien d’un jour qui ne sera plus. Mélancolie lancinante. Basculer. Et soudain voir flou.