Il mesure 69,30 mètres et bat pavillon norvégien. Spécialement conçu pour le sauvetage en mer, il dispose de quatre canots de sauvetage d’approche, d’espaces abrités pour les rescapé(e)s et d’une clinique. Il s’appelle l’Ocean Viking et c’est à son bord que sont recueillis les personnes naufragées. Parole à Caroline Abu Sa’da.
Comment est née l’idée de créer SOS Méditerranée Suisse ?
Plusieurs citoyennes et citoyens suisses, de divers horizons, avaient la volonté de créer SOS Méditerranée en Suisse. Je m’étais très vite intéressée à ce mouvement citoyen qui existait déjà en France et en Allemagne. J’ai beaucoup travaillé sur les problématiques de déplacements de populations, et j’avais notamment co-écrit avec Frédéric Choffat un documentaire, Non-Assistance, sur les initiatives civiles d’aide en Méditerranée centrale, l’axe migratoire le plus mortel au monde. Lors d’une soirée de soutien organisée à Vidy en 2017, j’ai rencontré Sophie Beau, la cofondatrice de l’organisation, et tout est allé très vite pour sa création en Suisse, un pays clé pour un organisme comme SOS Méditerranée. C’est le lieu de rencontre entre les organisations internationales et le transport maritime, un secteur commercial majeur, mais aussi le berceau de l’action humanitaire.
Quels obstacles avez-vous surmontés ?
Il y en a eu beaucoup, et il y en aura encore d’autres sur notre route, mais nous avons lutté pour faire entendre que nous sommes une association citoyenne de sauvetage en mer, et que notre seul rôle est de tendre la main à des gens qui se noient. C’est finalement assez simple, mais très difficile à faire comprendre ! Nos liens étroits avec le monde de la culture et les nombreuses opportunités que les festivals et les théâtres nous ont offerts, ainsi que nos activités de sensibilisation scolaire, ont été très utiles pour sensibiliser le plus grand nombre à l’objectif de notre mission. Il faut passer énormément de temps à expliquer nos opérations et le contexte dans lequel nous travaillons.
Combien de personnes travaillent sur le bateau ?
Sur l’Ocean Viking, le bateau qui a pris la suite de l’Aquarius, nous avons une équipe de 18 personnes qui travaillent pour SOS Méditerranée. La majorité sont spécialisées dans le sauvetage en mer, dont douze à pouvoir partir sur les canots rapides pour secourir les personnes en détresse. Elles sont tous formées à la haute mer et à l’urgence. Leur mission est très difficile, elles tendent leurs mains pour sauver des vies. Deux personnes restent constamment à bord pour collecter les informations liées à la mission et communiquer avec nos équipes à terre. Nous avons en plus quatre collaboratrices et collaborateurs qui gèrent la clinique installée sur le bateau. Ils ont des formations médicales, médecin, sage-femme, infirmier. Ce sont des postes très exigeants, puisqu’ils sont confrontés aux pires histoires des rescapés. Viols, tortures, privation de nourriture, brûlures délibérées… Nos équipes gèrent 550 consultations cliniques par mois, la plupart du temps pour des blessures infligées dans les camps de détention en Libye.
Dans quel état de santé physique et morale les rescapés sont-ils recueillis ?
Les personnes secourues sont extrêmement affaiblies physiquement et mentalement. Pour elles, la Libye a été un enfer, toutes rapportent les mêmes histoires : esclavagisme, torture, viol, enfermement, séparation de leurs proches, mauvais traitements. Elles dérivent parfois des jours en mer, sans eau ni nourriture, en voyant leur espoir fondre face au temps qui passe. Nous leur portons secours, mais elles sont autant brisées que pleines d’espoir. Nos équipes sont là pour traiter les rescapés avec dignité et humanité.
Combien de temps passent-ils en moyenne sur ces embarcations de fortune ?
C’est assez variable, mais nous constatons souvent que les personnes sont en mer depuis au moins trois jours. Des journées sur des embarcations surchargées et instables, sans eau ni vivres, sans place pour étendre les jambes, exposées à un mélange eau de mer et fioul qui brûle dangereusement la peau. Ce sont des conditions inhumaines. Après avoir payé très cher une place sur un bateau, elles se retrouvent forcées de monter sur des coquilles de noix avec pour seule instruction d’aller jusqu’aux premières lumières visibles. Or ce ne sont que les lumières des plateformes offshore, à quelques kilomètres des côtes libyennes, ce pays en conflit actif depuis plusieurs années. Une fois lancés, les rescapés n’ont plus le choix et n’ont pour seul carburant que leur espoir de quitter un pays dans un état catastrophique pour trouver la sécurité et la stabilité ailleurs.
Comment ne pas politiser une démarche avant tout humaine ? Sauver des vies en péril en pleine mer !
À nos yeux, c’est très simple de ne pas politiser notre action. Quand nous sommes en haute mer, que nous voyons une embarcation en détresse, il n’est pas question de savoir qui sont les personnes, mais juste de leur porter secours. Chaque vie humaine a la même valeur et nous ne sommes présents que pour sauver des vies et témoigner de la réalité de cette route migratoire. Sortir des gens de l’eau, les mettre en sécurité, leur apporter des soins, leur parler. Il n’y a rien de politique dans ces gestes. C’est une question d’humanité.
Depuis le début de l’année 604 personnes ont été retrouvés mortes rien qu’en Méditerranée. Cela sous-entend, assez logiquement, un chiffre plus important. Comment expliquez-vous la frilosité de l’opinion européenne quant à ce réel problème ?
Les questions migratoires ont souvent été exploitées pour faire peur aux électeurs. Il n’y a pas de raison objective à cela. Les chiffres d’arrivée ne sont pas plus importants qu’avant. Nous parlons de 50 000 personnes par an, ce qui représente un peu plus que la population de Fribourg, répartie sur l’Europe entière qui compte plus de 500 millions d’habitants. Pouvons-nous les laisser mourir ? Nous pensons que non.
Notre mission a été applaudie, nous avons obtenu le Prix du Citoyen Européen 2016, le Prix Unesco Houphouët-Boigny 2017 pour la Recherche de la Paix, le Grand Prix Franco-Allemand des Médias 2017, le Label Grande cause nationale en France en 2017, et d’autres.
Comment concrètement apporter son aide à SOS Méditerranée ?
Affréter un bateau comme l’Ocean Viking demande beaucoup de travail et d’argent. Nous avons besoin du soutien de toutes et tous, qu’il soit humain, logistique ou financier pour nous aider à sauver des vies en mer. Il y a une grande vague de soutien en Suisse en faveur de notre association, mais nous avons encore besoin de plus d’aide. Chacun peut contribuer et s’engager, comme membre ou bénévole, ou nous soutenir financièrement. C’est justement parce qu’elle s’est construite sur la base de la force des citoyennes et citoyens que notre association est importante. Et nous avons toujours besoin de vous les médias, de vos lecteurs et des entreprises.
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contact.ch@sosmediterranee.org
Photos : Flavio Gasperini-SOS Méditerranée