1980.
L’Amérique est majoritairement blanche, le white power laisse poindre l’arrivée de l’ère des yuppies, les cols blancs capitalistes. Le fric doit couler à flots. Ronald Reagan sera le prochain Président de la plus grande puissance mondiale, les séquelles du Vietnam continuent à martyriser les cœurs, à New York un magnat fait construire des buildings. Il s’appelle Donald Trump. La délinquance explose partout, la ségrégation abjecte creuse des fossés entre les races. Le noir se doit d’être cool, de remuer son booty, de chanter du disco pour amuser le blanc riche. Le Club 54 où se mélange les corps, la coke, les sueurs et du champagne tiède en est une représentation absurde. Les artistes surcotés, capable de vendre des dizaines de milliers de dollars une boite à biscuits monogrammés surveillent avec condescendance de jeunes nègres se déhancher sur des boucles aux synthés produites par des producteurs allemands drogués aux amphétamines.
L’Amérique est une décharge à ciel ouvert. Un univers binaire creusant des inégalités absurdes. Les rocks stars sont des blancs aux messages clairs tel Bruce Springsteen en passe de devenir une légende nationale, un bandana rouge à l’arrière de son jean rapiécé. Hollywood produit des comédies poussives, les blockbusters s’empilent dans les multiplexes. Il faut vendre, au plus grand nombre, toujours, remplir des parcs d’attractions, écouler du pop-corn. Mieux, un artiste majeur, à la voix irréelle, sous la coupe de Quincy Jones, producteur noir visionnaire totalement conscient qu’il faut vendre aux consommateurs blancs pour truster le sommet des hits parade, vient de sortir l’exceptionnel album « Off The Wall ». Il s’appelle Michael Jackson.
Retour en 1977
Prince est né à Minneapolis à la fin des années 50. Un papa pianiste, une maman au foyer, un couple qui va mal, se déchire. Prince est solitaire, dans une ville industrielle, une middle-class populaire, travailleuse, silencieuse. Minneapolis se situe dans l’Illinois. Ici l’hiver est rude, abominable, éternel. Ici on se tait, on travaille. Pas d’avenir, pas franchement d’objectif heureux, de possibilité d’entrapercevoir une solution alternative. Prince n’est pas le dernier rejeton d’une famille de chanteurs connus. Il n’a rien à voir avec les Jackson 5. Il ne connait pas de producteur puissant, gamin il n’a jamais vu l’océan, pris autre chose qu’un bus scolaire pour se rendre à son lycée où à ses matchs de baskets, sa passion. Le gamin est mutique, à la limite d’un autisme forcé. Petit, fluet, il est différent. Très différent. La musique, immédiatement, est une échappatoire. La middle-class a créée des génies qui se sont émancipés grâce aux compositions, aux chants. Des exemples pour le petit gars : Aretha Franklin, James Brown, Stevie Wonder. Des noirs, fiers, des voix , des talents hors normes, des performers, des entrepreneurs qui ont chacun cru en leurs capacités à s’extraire d’une condition d’une Amérique malade.
L’Artiste écrit, beaucoup. Gratte sa guitare dans la cave de son meilleur ami chez qui il a trouvé refuge afin de fuir les querelles familiales. Singulier, il s’octroie une liberté qu’aucun, strictement aucun autre artiste de l’histoire de la musique contemporaine n’a osé s’octroyer : A dix-huit ans à peine, strictement inconnu, issu d’un milieu de laissés pour compte, dans une ville abandonnée du bon Dieu, dans un état à des milliards de km du pouvoir californien de Los Angeles et des grandes majors (Warner, Sony, Motown etc.) Prince décide de produire son premier album en faisant circuler une simple k7 avec ses premières compositions.


La légende est née.
La Warner mise sur cet inconnu aux manières exotériques, un savant mélange d’hyper sexualité oscillant sans cesse entre une féminité divergente et une misogynie définitive. Beaucoup d’autres que ce petit prétentieux de 157 cm, pas encore dix-neuf ans à la sortie de son album, ont tenté de compenser en s’inventant un personnage facile à cataloguer sauf qu’il coche absolument toutes les cases. Prince est déjà un génie. Indéniablement. Dès son premier album, sans la puissance d’un producteur, sans Hollywood et la certitude qu’il va réussir à draguer le consommateur final blanc, celui qui a l’argent nécessaire pour acheter le single puis l’album vinyle et la K7, Prince explose tous les codes. L’album « For You » est une bombe d’une complexité sidérante. La voix, le sens absolu du groove, la maturité de la production, le sens indéniable du rythme, du bon instrument au bon moment. Album au succès disons encourageant suivi rapidement d’un ersatz encore meilleur sobrement intitulé « Prince » aidé il est vrai par un single annonciateur qui fonctionne en radio et dans les charts : « I Wanna Be Your Lover ». L’Artiste a … 21 ans.
8 octobre 1980
L’album « Dirty Mind » est disponible. 30 minutes de funk salace, 30 minutes de compositions là encore d’une maturité qui préfigure tout simplement une absolue volonté de s’affranchir de tous les obligations de son rang. Ici Prince explore, croit-on à tort, la face hard, le sexe décomplexé, l’ode à la fellation, la masturbation. Il s’expose en bas résille, en culotte, taraude le bourgeois, emmerde souverainement la maison de disque qui ne peut disposer d’un hit single évident à vendre aux radios. En face, le concurrent direct, propret, chaussettes blanches et sourire enfantin d’un bambin qui ne grandira hélas jamais, les singles de « Don’t Stop Til You Get Enough » et « She’s Out Of My Life » squattent les hits parades. MJ joue le jeu quitte à en perdre son âme.
Prince est incapable de composer autre chose que sa propre partition. Il veut s’affranchir, briser les chaines du nègre docile, renverser les diktats fascistes d’un pays ouvertement racial. « Dirty Mind » (littéralementpensées sales) est un chef d’œuvre car il outrepasse considérablement le premier plaisir immédiat à s’éblouir aux riffs folks évidents de « When U Were Mine », au funk salace de « Do It All Night », aux synthés buccaux de « Head » voire au rock incestueux de « Sister ». L’album est un brûlot politique, la première pierre d’une longue émancipation. Du retournement d’un système que l’Artiste, le plus grand Artiste de l’Histoire de la musique du XXe siècle, aura parfaitement réussi le long d’une exceptionnelle carrière de 40 années.
A l’heure des cris de révolte, du réveil des consciences, des meurtres de jeunes et moins jeunes hommes et femmes noires tombés sous les balles des forces de police sous l’œil impavide d’un Président en passe de réitérer son méfait en novembre prochain, réévaluer l’album « Dirty Mind » et se plonger avec conscience dans l’extraordinaire architecture musicale de Prince s’avèrent deux alternatives indispensables pour espérer croire encore à son prochain.
« Dirty Mind » distribué par Warner Music fête en ce mois d’octobre 2020 son 40eanniversaire.
Par Olivier Jordan