Moine bouddhiste tibétain, docteur en génétique cellulaire, auteur et photographe, Matthieu Ricard analyse notre rapport à la nature et nous révèle comment « l’émerveillement produit une délectation aussi difficile à décrire que le goût du miel sauvage. »
Quelle est la place de la nature dans votre vie de moine ?
Le spectacle de la nature est une source d’émerveillement qui n’engendre pas de sentiment de saturation, à la différence de nombre de plaisirs et de sensations ordinaires qui s’émoussent et s’affadissent à mesure qu’on en jouit. La joie et l’émerveillement d’être dans la nature perdurent et suscitent un sentiment de plénitude qui, avec le temps, devient un trait durable de notre tempérament. Les lieux naturels nous attirent, nous apaisent et nous réjouissent ; ils sont propices à une bonne santé physique et mentale. L’inclination pour tout ce qui vit et l’appréciation des lieux naturels a été nommée « biophilie » ou « amour de la vie », un concept défini par le biologiste Edward O. Wilson comme étant « le penchant instinctif des humains à aimer et protéger la nature. »
Le confinement a réduit notre contact avec l’extérieur au minimum. L’Homme fait-il encore partie de la nature ?
Cette affinité innée avec la nature, qui est profondément ancrée dans notre constitution biologique, a fait l’objet de recherches fort intéressantes : lorsqu’on montre à différentes personnes des photographies de paysages variés, les plus appréciées sont celles qui représentent de vastes étendues de savanes parsemées de petits bosquets plus élevés et de plans d’eau. Il est étonnant de noter que cette préférence est une constante transculturelle qui se vérifie quelle que soit l’origine géographique des personnes interrogées, y compris chez les Esquimaux qui n’ont pourtant jamais vu de tels paysages ! Cette réaction s’explique sans doute par le fait que pour nos ancêtres, venus des régions subsahariennes, les lieux légèrement surélevés avec une vue dégagée et quelques arbres où s’abriter offraient un point de vue idéal pour surveiller le gibier dont ils se nourrissaient et les prédateurs qu’ils craignaient. L’aspect verdoyant évoque l’abondance et les points d’eau les conditions favorables à la survie. La contemplation de tels paysages engendre chez la plupart d’entre nous un sentiment de paix, de sécurité et de contentement. La nature est constituante de l’Humanité.
Comment définir l’émerveillement ?
L’émerveillement s’apparente à l’expérience du « flux », une immersion parfaite en ce que l’on fait ou contemple. Dans ce moment-là, dit le psychologue Mihály Csikszentmihaly, « on est totalement impliqué dans l’activité elle-même. Le sentiment du moi se désintègre. On ne voit pas le temps passer. Les actions, les mouvements et les pensées s’enchaînent naturellement, comme lorsqu’on joue du jazz. » Tout l’être est engagé et l’on utilise ses capacités au maximum. L’expérience du flux se révèle très précieuse dès lors qu’il s’agit d’apprécier chaque instant de l’existence et d’en profiter de la façon la plus constructive possible. On éprouve cette fluidité comme une expérience très gratifiante, un ravissement à l’antipode de l’ennui et de la dépression, comme de la fébrilité et de la distraction. Tant que dure le flux, la conscience de soi s’estompe. Il ne reste que la vigilance du sujet qui se confond avec l’action. « J’avais l’impression d’être une chute d’eau », déclarait une championne olympique de descente à ski à la fin de sa course.
Certains scientifiques remettent en question la responsabilité de l’être humain à l’égard du changement climatique. Votre opinion ?
Pendant les douze mille dernières années, nous avons vécu sous une ère géologique appelée Holocène, caractérisée par une exceptionnelle stabilité climatique. Cette stabilité aurait pu se poursuivre pendant au moins 20 000 ans si elle n’avait pas été menacée par l’Homme lui-même. La moitié des forêts de la terre ont été abattues, la plus grande partie durant les cinquante dernières années. Depuis 1950, nous sommes donc entrés dans l’Anthropocène, « l’ère humaine », la première au cours de laquelle les activités des hommes sont devenues le principal agent de transformation de la planète. La crise écologique que nous avons déclenchée est le grand défi du XXIe siècle. Il est vital d’agir avec détermination et discernement, vite et bien, alors qu’aujourd’hui l’inertie des décideurs retarde dangereusement la mise en application des solutions préconisées par les scientifiques de l’environnement. Soyons reconnaissants des connaissances et des outils qu’ils nous prodiguent pour remédier au plus vite aux bouleversements écologiques.
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Photo : Raphaele Demandre