Tout commence le 9 mars, j’ai froid et ne me sens pas très bien en me levant. Ai-je attrapé la grippe ? À ce moment-là, impossible pour moi de d’envisager le coronavirus, c’est un truc asiatique, ça n’arrivera pas chez nous… Pour préserver mon fils de 6 ans et mon épouse, je décide cependant de m’isoler et de porter un masque. Prise de température, j’ai 38.5… Je commence à tousser, une toux un peu asthmatique. Rien de grave, je l’attrape chaque année avec le rhume des foins. Le jour d’après, je n’arrive pas à me lever, la température a clairement augmenté. J’enchaîne une semaine de fièvre entre 39 et 40 degrés avant de rendre visite à mon médecin qui m’envoie aux HUG pour un test de détection du COVID-19. J’emprunte la longue file d’attente réservée aux personnes dans mon cas. Enfin, on m’enfile un long coton-tige dans la narine avant de me laisser rentrer à la maison pour reprendre mon auto-confinement.
Le lendemain à 14h10, l’appel tant attendu arrive. « Monsieur Allamand, vous êtes positif. » Je raccroche, bouleversé. J’ai toujours beaucoup de fièvre, je n’ai pas faim et je cherche la position allongée idéale pour ne plus tousser. Après 14 jours de fièvre, je suis épuisé, j’ai perdu 5 kg. Le 24 mars, je me sens enfin mieux. Trois jours passent ponctués de fortes douleurs intercostales. Les résultats d’une nouvelle prise de sang ne s’avèrent pas alarmants, pourtant ma fièvre reprend et les douleurs thoraciques augmentent au point de devenir insupportables. J’ai l’impression de « m’enfoncer », de m’enliser dans du sable mouvant sans pouvoir rien y faire. Je ne sais plus comment me positionner, je comprime mes côtes avec une écharpe pour atténuer la souffrance. Après une nuit blanche, je file aux urgences de l’Hôpital de la Tour afin de passer un scan. À peine terminé, une infirmière m’installe un cathéter et m’annonce « Monsieur, vous ne rentrez pas, on vous transfère en urgence aux HUG en ambulance. » Soudain, le monde virtuel dans lequel j’évoluais devient réalité. L’angoisse d’entrer, mais surtout de ne plus ressortir des soins intensifs m’assaillit ! Vais-je revoir ma famille ? Je ne leur ai pas dit au revoir ! Une infirmière en combinaison stérile m’accompagne à l’intérieur de l’ambulance, la sirène retentit. Je prends alors pleinement conscience de la gravité de ma situation.
Je suis installé dans une chambre, le personnel s’active de toutes parts pour amener oxygène, Planquenil, Kaletra, antibiotiques, puis un deuxième cathéter. Un soignant m’explique « Vous êtes aux soins intermédiaires, le prochain stade, ce sont les soins intensifs, voulez-vous que l’on vous réanime ? » Des paroles sans fards ni détours qui ne laissent aucun doute sur mon état. Je suis en code rouge, une couleur définissant la fréquence des contrôles (toutes les heures. 24h/24). Chaque contrôle est suivi du nettoyage complet de l’équipement, d’une combinaison intégrale et de deux paires de gants jetés à la poubelle. Mes héros masqués font un travail de titans alors que mon corps sombre jour après jour, dépendant de l’apport d’oxygène. Je perds toute notion du temps, seul mon téléphone portable me permet d’entretenir quelques rares contacts avec le monde extérieur. Je ne suis plus déplacé pour faire une radio, c’est l’appareil qui vient à moi. Constat : j’ai de l’eau entre la plèvre et le poumon. « Monsieur, vous allez essayer de vous laver, je vous accompagne sur la chaise et dès que vous avez fini, vous m’appelez. » Je tente de me lever, je m’écroule de douleur, je crie, j’arrive juste à atteindre le bouton d’alarme. Il faudra trois personnes pour me ramener dans mon lit, je tousse, je suis essoufflé, j’ai les larmes qui coulent tellement j’ai mal.
Une infirmière me prend la main pour me rassurer, un geste qui me rappelle tant ma plongée bien-aimée. L’effet est immédiat, je me calme. « Vous avez mal comment entre 0 et 10 ? » 10 sans hésitation ! Je ne suis pas préparé à cette histoire, moi qui suis une personne sportive, active et en bonne santé. Pourquoi moi ? Je n’aurai jamais de réponse à cette question. Je suis seul, coupé du monde, mes seules visites se limitent au personnel soignant.
Mes journées sont rythmées : déjeuner, contrôles, dîner, contrôles, souper, contrôles, nuit et encore des contrôles. Le personnel change constamment, venu en renfort de services divers. Tous sont là, confinés avec moi. Leurs priorités ? Je suis « sale » (infecté), ils sont « propres » (pas infectés) et ils doivent le rester. Voilà qu’un chef de clinique, un médecin et un infirmier passent pour me faire une échographie et déterminer la nécessité d’une ponction. « T’arrive à zoomer… hmmm la résolution n’est pas très bonne… là ! Il y a pas mal d’eau, mais tu n’as qu’un centimètre et demi pour passer, c’est risqué… par contre, si t’essaie par là… hmmm non ça ne passera pas… » Verdict, pas de ponction, mais leurs commentaires me laissent sonné. J’ai finalement droit à de nouveaux jouets et à une baisse de l’apport en oxygène : un appareil motorisé avec un tuyau dans lequel je dois inhaler un liquide pour mes poumons pendant 15 minutes, puis un autre appareil avec une boule jaune dans un tuyau que je dois soulever par inhalation pour atteindre un smiley. Chaque levé à la salle de bain est accompagné de quinte de toux, dix jours se sont écoulés.
Enfin, un médecin m’annonce que je pourrai peut-être sortir bientôt, à condition que je puisse me passer d’oxygène pendant 24 heures. Au moment de mon départ, un membre du personnel de soins m’avoue : « Vous étiez vraiment dans un état critique, nous ne pensions pas que vous alliez vous en sortir ». Le coronavirus m’a volé plus d’un mois de ma vie, mais je suis si reconnaissant de pouvoir serrer mon fils et mon épouse dans mes bras à ma sortie. La récupération est encore longue, à la fois pour mes poumons et mon foie qui a littéralement doublé après les traitements à la chloroquine et à la trithérapie. Je suis un rescapé, un homme profondément chamboulé mais qui porte aussi un nouveau regard sur la vie et mes priorités intrinsèques : plus que jamais profiter de l’instant présent et des personnes qui me sont chères.
Par Sonja Funk-Schuler